1° Dans cette discussion, il faut
tout d’abord « poser la question », et se demander : Quel est le genre de morale qu’on peut exiger
du théâtre ? S’il s’agit de comédies d’intrigue ou de farces, il suffit que le divertissement soit «
honnête » et fasse rire sans offenser les mœurs .Sitôt au contraire qu’une comédie contient une peinture de
la société et de la vie, il semble que l’auteur soit obligé de prendre parti pour la vertu contre le vice ? Mais
réfléchissez à ceci : c’est que si l’auteur crée des caractères artificiels, tout d’une pièce , et s’il le place dans une action factice où , de par sa volonté propre, il les
conduit à la récompense ou au châtiment , les spectateurs intelligents sentiront bien que cette morale est contraire à celle
de la vie . La comédie ne peut être morale que par la vérité des caractères. Choisir des situations qui ne soient pas immorales
en elles-mêmes, mais placer les personnages, avec la faiblesse ou les vertus humaines, au milieu des tentations réelles de
l’existence ; montrer que ceux qui cèdent au vice, à la passion , à l’orgueil , à la vanité sous toutes ses
formes, en subissent toujours, tôt ou tard ,les funestes conséquences , et que ceux qui résistent aux mauvais penchants ont
toujours , même peu fortunés , la satisfaction supérieure de leur conscience et l’estime forcée du monde : voilà
à quoi peut se réduire la morale de la comédie. Évidemment , ce n’est pas la grande morale chrétienne ; mais si
elle lui est très inférieure ,elle ne lui est pas opposé.
2° Est-ce ainsi que fait Molière ?
Presque toujours, oui . Les égoïstes et les vicieux, chez Molière sont punis par le mépris des honnêtes gens, et souvent par
insuccès personnel : ainsi Sganarelle, Arnolphe, Tartuffe . D’autres , qui paraissent réussir au dénouement , sont châtiés par l’abandon des leurs, ou
par les conséquences prévues de leur folie : ainsi Harpagon, M. Jourdain, Argan, Armande. – Mais on reproche à
Molière de ridiculisé l’autorité des pères,des tuteurs et des maris ? A ce reproche on peut répondre : que
Molière ne prend point parti pour Cléante, le fils impertinent contre Harpagon , ni pour Agnès contre Arnolphe, ni pour Angélique
contre George Dandin. Mais il avertit tous ceux qui détiennent l’autorité que son mauvais usage peut avoir de funestes
conséquences. Où donc serait la leçon pour Arnolphe, si le manége d’Agnes ne réussissait pas ? – Autre objection :
Molière représente des scélérats ou des vicieux de grande envergure, et jette le ridicule sur les honnêtes gens : ainsi
Tartuffe a de l’allure , et c’est Orgon qui est un pauvre homme ; le petit marquis de George Dandin est spirituel
et avisé , et Dandin est un sot ;Célimène se tire d’affaire par des mensonges et des révérences , et Alceste est
dupé, etc . Donc Molière a ridiculisé les honnêtes gens . C’est un fait. Mais, selon observation très judicieuse
de M. Faguet, Molière a eu raison. Seuls, les honnêtes gens ridicules, c’est-à-dire qui se sont laissé, par faiblesse
ou par vanité, abuser par les coquins, sont susceptibles de recevoir une leçon et d’en profiter. Le poète comique les
avertit. Il avertit les Orgons, les vrais dévots, qu’il y a des Tartuffes, et les Philamines qu’il y a des Trissotins ;
il prévient les Georges Dandin du danger de la mésalliance ; et, dussent-ils souffrir
d’abord de la leçon , il tente de prévenir les Alcestes contre les Célimènes (1).
3°
Enfin , on dit , non sans raison , que Molière soutient et défend la nature contre tous ceux qui
prétendent la déformer ou l`enchaîner . Il serait, en ce sens, un disciple de Rabelais et de Montaigne. Sans doute; mais
il faut s`entendre sur le mot nature, précisément à cause des rapprochements dangereux et
inexacts auxquels il peut donner lieu entre Molière et ses prédécesseurs. Cette nature, c`est la nature raisonnable
et disciplinée ; Molière n`a jamais prêché en faveur des instincts ni de la liberté complète ; il est ;
a-t- on dit , un « législateur des bienséances du monde » ; il considère toujours l`homme en société solidaire de ses semblables, obligé de régler sa conduite et ses mœurs selon les devoirs
de son état . Faut-il aller jusqu’à parler de sa philosophie ? Le mot est peut-être bien ambitieux: car les principes
de cette philosophie, quand on les énonce, sont singulièrement identiques aux lois essentielles de la comédie, et paraissent
avoir été communs à tous ceux qui, écrivant pour faire rire le public , ont été
d`indulgents censeurs ou de sceptiques interprètes de la vie.
Nous avons défendu, ou plutôt expliqué de notre mieux la morale de Molière. Est ce à dire qu`aucune objection ne subsiste
contre elle ? Évidemment, si. Molière veut plaire, et il ne plait pas toujours par d`excellents moyens; il flatte certains
instincts; il mêle aux nobles et grands sujets des plaisanteries parfois risquées.
J`ai beau croire très sincèrement à la pureté de ses intentions, je ne pense
pas qu`il soit prudent de traiter sur scène la question de l`hypocrisie. Et j`ai beau me dire qu`il veut donner aux pères
et aux maris de salutaires leçons, je crains tout de même qu`il n`ait ridiculisé, pour les sots, le mariage et la paternité:
et il y a bien des sots dans une sale de théâtre. Mais, là encore, il faut lui accorder de larges circonstances atténuantes
, quand on le compare à ses prédécesseurs et à ses contemporains, pourquoi ne
pas dire même à quelques-uns de ses successeurs. Si bien que, pour un Français
raisonnable , la morale de Molière est saine , à la condition de n’y chercher que ce qu’il y a mis.